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Issy-les-Moulineaux, 7 mars 2007
Monsieur le député-maire,
nous avons déjà eu l'occasion d'échanger sur le vote électronique en décembre et janvier, échanges par ailleurs publiés avec votre autorisation sur ma page http://oumph.free.fr/textes/vote_electronique_issy.html.
Lors de la table ronde du 28 février 2007 organisée par la Fondation pour l'Innovation Politique, vous avez mentionné un « déchaînement de gens de bonne foi », des « dizaines de gens » qui vous écrivent pour mettre en doute le 100% vote électronique dans notre ville. Vous leur avez aussi attribué une « allergie culturelle à ces progrès ».
Ingénieur en informatique et travaillant pour un centre de recherche en télécommunications sur les nouveaux usages sur Internet, président d'une association ayant pour objet la démocratisation et la diffusion du logiciel libre et des standards ouverts [1], webmestre d'un site de nouvelles à forte audience sur l'informatique libre [2] et utilisateur assidu d'informatique et d'Internet, je présume que vous ne faisiez pas allusion à moi dans vos propos sur une éventuelle allergie à la modernité. J'ajoute par ailleurs que ma démarche de dialogue est purement citoyenne et totalement neutre sur le plan de la politique mandataire (pas de prise de position en faveur de tel ou tel parti politique).
Lors de nos échanges précédents, vous aviez justifié le choix du 100% vote électronique (ordinateurs de vote iVotronic de la société ES&S distribués en France par Datamatique) à Issy-les-Moulineaux pour toutes les prochaines élections avec les motifs suivants :
a) Rendre le vote blanc possible ?
Il a toujours été possible de voter blanc lors des élections avec bulletin papier, en ne mettant pas de bulletin dans l'enveloppe [6]. Lors du dépouillement, blancs et nuls sont comptabilisés suivant deux codes différents par les scrutateurs, avant d'être agrégés lors du regroupement des résultats (le droit électoral français assimile les bulletins blancs et nuls, art. L. 66, C. élec.).
b) Moins de papier
Côté papier, il reste toujours les programmes électoraux qui représentent le plus gros volume de papier. Par ailleurs côté écologique, supprimer du papier pour le remplacer par des composants électroniques ne donne pas forcément un écobilan favorable. Est-ce vraiment sur les une ou deux élections par an qu'il faut faire des économies de papier en premier ? La revue de la ville « Point d'appui » distribuée dans tout Issy représente 32 pages A3 par mois à titre de comparaison. La confiance dans l'élection ne mérite-t-elle pas l'utilisation de bulletins papier ?
c) Gagner du temps au dépouillement
Il est question d'économiser 4 ou 5 heures maximum pour 9 élections d'ici 2012, sur une période de 6 ans donc (et alors que l'on dispose d'estimations très fiables dès 20h). Juste pour pouvoir annoncer les résultats durant le journal télévisé de 20 heures ? Faut-il abandonner le dépouillement, véritable fête de la démocratie qui réunit les citoyens, pour gagner une poignée de minutes ? En supprimant tout contrôle citoyen lors du dépouillement (l'ordinateur de vote est censé donner un résultat sans possibilité de mise en doute) et toute nécessité de présence citoyenne (pour quoi faire ? Pour lire un chiffre magique apparaissant sur un écran ?), on grappille certes du temps mais à quel prix pour la démocratie.
d) Centraliser les résultats dématérialisés en mairie
Aucune solution de transmission de résultats n'est agréée (seules les machines le sont). La collecte des résultats n'est donc guère différente avec des ordinateurs de vote ou avec des bulletins papier.
e) Supprimer les erreurs manuelles lors du dépouillement ?
Lors d'un décompte manuel (pour avoir participé au dépouillement de toutes les dernières élections à Issy), il y a des vérifications croisées par les différentes personnes présentes. On compte et recompte les différents bulletins, et chaque opération effectuée par un scrutateur est vérifiée par les autres, et aussi par tout électeur qui serait présent pour assister au dépouillement. Les chiffres des erreurs manuelles lors du dépouillement ne sont donc pas si significatifs.
Par ailleurs, les ordinateurs de vote ne sont pas exempts d'erreur : ils ont déjà montré qu'ils pouvaient rater des additions (cf l'affaire du 13ème bit en Belgique [7]), donner des décomptes négatifs (!), nuls même lorsqu'un candidat a voté pour lui, ou supérieurs au nombre d'électeurs [8]. Ils offrent de plus des résultats non recomptables et non vérifiables, par là même impossibles à contester, sauf lorsqu'ils sont totalement aberrants.
f) Lutter contre la fraude électorale ?
Le vote électronique offrirait plusieurs avantages pour frauder : cheval de Troie dans toutes les machines (fraude globale plutôt que locale, avec possibilité de répartir la fraude), possibilité d'écoute des votes et de pressions (cf les écoutes des émissions électromagnétiques aux Pays-Bas [9]), facilité de remplacement d'une carte mémoire électronique par rapport à la permutation d'urnes transparentes (cf les démonstrations aux États-Unis), etc.
L'informatique permet de faire tout ce qui était auparavant manuel, à plus grande échelle, à distance et avec moins de personnes. Le vote électronique offre des faiblesses uniques en permettant par une unique action la compromission entière d'une élection.
Le vote électronique permet une fraude indétectable (comment savoir qu'un candidat a reçu 1 ou 2% de voix de trop ? Voir les exemples précédents sur les ordinateurs iVotronic qui n'ont pas compté certains votes, les ont mal attribués [8], etc.). Le caractère confidentiel du vote rend toute vérification impossible, et par là-même la fraude électronique n'en est que plus facile.
Ainsi lorsqu'il est écrit dans le magasine « Point d'appui » de mars 2007 que « lors du référendum du 29 mai 2005, Saint-Malo et Meylan avaient déjà utilisé les machines "iVotronic". L'expérience montre qu'elles se sont révélées fiables : elles n'ont donné lieu à aucun contestation et les électeurs ont été satisfaits. », les apparences sont trompeuses : quelles preuves y a-t-il que ces ordinateurs se sont révélés fiables ? Et quelle contestation y aurait-il pu y avoir puisque rien n'est vérifiable ni auditable... Ce qui fait que contrairement à votre déclaration lors de la table ronde de la Fondation pour l'Innovation Politique, il n'y a pas de « procédure contradictoire » possible.
Ajoutons enfin que le vote électronique laisse inchangées les fraudes portant sur la composition des listes électorales ou les fausses signatures sur le registre d'émargement (probablement les plus connues en France avec les exemples en Corse - exemple que vous citez souvent - ou à Paris).
g) Tirer le meilleur parti des technologies de l'information ?
Mettre en place des ordinateurs de vote actuellement critiqués avec une quasi unanimité par tous les spécialistes en sécurité informatique et tous les scientifiques qui ont étudié les machines actuelles, est-ce réellement tirer le meilleur parti des technologies de l'information ? Peut-on réellement déployer des boîtes noires, célèbres pour leurs problèmes de sécurité et leurs défaillances diverses (voir les dizaines de cas listés sur mon site [8]), sous prétexte de modernité ? La démocratie mérite mieux que les gadgets électroniques qui sont actuellement vendus comme ordinateurs de vote et commercialement parés de toutes les qualités.
Vous avez déclaré lors de la table ronde organisée par la Fondation pour l'Innovation Politique que vous disposiez des sources des ordinateurs de vote iVotronic. Je serais très intéressé de les consulter, comme probablement les citoyens et officiels américains qui se sont vus refuser tout accès à ces codes sources au nom du secret industriel [10], tout comme le ministère de l'Intérieur français [11].
h) Offrir à l'ensemble des électeurs un matériel informatique et moderne simple d'utilisation ?
Le rôle de l'élu local est de mettre en place des élections qui offrent toutes les garanties requises (transparence, vérifiabilité, contrôle citoyen, etc.), des élections auxquelles les citoyens puissent adhérer en toute confiance. Les ordinateurs de vote iVotronic ne sont ni transparents, ni vérifiables, ni contrôlables par le citoyen, et leur passif n'incite pas à la confiance. Peu importe qu'ils soient simples ou modernes si les autres conditions nécessaires ne sont pas remplies. Tout citoyen confronté à ces boîtes noires sera bien vite convaincu de leurs indéfendables défauts face aux urnes transparentes en plexiglas.
i) Alléger et simplifier la préparation des opérations électorales, notamment côté personnel
Combien valent des élections fiables, transparentes, vérifiables, auditables ? Combien vaut la démocratie ?
Vous m'avez par ailleurs indiqué que « concernant les coûts, [vous aviez] évalué le coût d'acquisition des machines à voter en tenant compte des scrutins prévus d'ici 2012 ». Je me permets de vous redemander les chiffres de votre étude, car d'autres études dans d'autres pays montrent au contraire un vote électronique largement plus cher qu'un vote avec bulletins papier [12].
Vous avez par ailleurs indiqué dans votre réponse du 30 décembre que les ordinateurs de vote utilisés en France sont différents de ceux qui ont connu des défaillances diverses dans les autres pays (États-Unis, Pays-Bas). Or tous les modèles d'ordinateurs de vote agréés en France sont des modèles importés des sociétés ES&S, Indra et Nedap. Le reportage de TF1 [5] le montrait d'ailleurs très clairement avec faisant apparaître les mentions « FIRMWARE 1.07 », « Version logiciel 8210-FR » et « Droits réservés ES&S, Inc 1993-2003 ». Il est aisé de comparer ces versions avec les rapports d'experts qui ont examiné les ordinateurs de vote iVotronic et les ont sévèrement critiqués [13] [14] [15].
Vous insistez par ailleurs sur l'agrément du ministère de l'Intérieur comme étant une sorte de garant absolu de la fiabilité des ordinateurs de vote. Passons sur le doute qui pourrait s'instiller chez le citoyen lorsqu'un des candidats à la présidentielle est à la tête du ministère chargé du contrôle des ordinateurs de vote, et intéressons-nous à l'agrément. Ces machines importées des États-Unis n'avaient-elles pas été certifiées très officiellement là-bas aussi ? Elles y ont pourtant connu moultes défaillances et failles de sécurité, et les rapports des divers experts sont sans appel à la fois sur les ordinateurs et sur les certificateurs... [13] [14] [15]
D'ailleurs le New York Times dans son article du 4 janvier « U.S. Bars Lab From Testing Electronic Voting » [16] évoquait un laboratoire de certification qui certifiait des machines non sécurisées. Qui certifie les certificateurs ? Les mêmes machines Nedap que celles utilisées en France n'ont elles pas été jugées pas assez sécurisées par la commission CEV en Irlande ? [17] Par ailleurs ces machines agréées aux Pays-Bas se sont révélées émettre des émissions électromagnétiques anéantissant le secret du vote [9]. Les certificateurs ne certifient que pour les critères qui sont prévus, et qui visiblement ne sont pas actuellement suffisants, faute de réflexion suffisante sur le vote électronique. Il n'y a de toute façon pas de mécanisme sérieux assurant que toutes les machines soient identiques au modèle agréé. Et surtout, pourquoi devrais-je, moi, abandonner tout contrôle citoyen à un organisme public ou privé ?
Car c'est bien là le principal travers du vote électronique tel qu'il est actuellement pratiqué : le fait de passer d'une démocratie contrôlée par les citoyens à une démocratie contrôlée par une élite. Dans le premier cas on trouve un système très simple d'urnes transparentes et de bulletins papiers, de vérification par tout un chacun à tous les niveaux, et une simplicité telle qu'un enfant de 10 ans peut comprendre le système. Dans le second cas, il faut être expert en informatique et en mathématiques (pour la cryptographie) pour pouvoir valider la théorie, et la pratique est invérifiable ; il faut donc faire confiance à une élite, composée des fabricants d'ordinateurs de vote, des certificateurs et de ceux qui déploient et contrôlent les urnes durant les votes (sachant que les experts en informatique sont les premiers à décrier le vote électronique... utiliserait-on des automobiles jugées particulièrement dangereuses par des mécaniciens ?).
Le vote électronique n'est actuellement pas prêt pour nos élections. Il conviendrait me semble-t-il de le suspendre le temps d'y voir plus clair, de résoudre les trop nombreux problèmes techniques mais aussi les questions fondamentales pour la démocratie que soulèvent ces immatures nouvelles solutions pour le vote. Cette même demande a d'ailleurs été faite par des nombreuses individus et partis politiques. [18] [19] [20] [21] [22] [23] [24] [25]
Est-il bien raisonnable de déployer des ordinateurs de vote iVotronic au moment où la Floride les met au rebut ? [26] Faut-il exposer Issy la ville des technologies de l'information et du haut débit à un cafouillage électoral à l'américaine [27] ou à un scandale sur la confidentialité des votes à la néerlandaise [9] ? Si le choix du bulletin de vote que le citoyen glisse dans l'urne est un acte politique, le choix du mode de vote l'est tout autant, et ce que les citoyens accepteront ou n'accepteront pas déterminera le type de société vers lequel nous nous orientons.
Merci de m'avoir lu jusqu'au bout et par avance pour votre réponse,
Citoyennement,
Benoît Sibaud
[1] APRIL - http://april.org
[2] LinuxFr - http://linuxfr.org
[3] courriel du 30 décembre 2006 (publié sur mon site)
[4] conseil municipal du 1er février 2007
[5] interview de Marie-Paule Samson, directrice du service Élections d'Issy-les-Moulineaux, journal télévisé de TF1 du 1er mars 2007
[6] http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/citoyen/participation/voter/droit-vote/abstention-vote-nul-vote-blanc-quelles-differences.html
[7] Article FSF France « Le 13ème bit frappe en Belgique » ; la commission d'enquête perplexe suite à des résultats aberrants
[8] En se limitant seulement aux ordinateurs iVotronic
http://oumph.free.fr/textes/vote_electronique_ess_ivotronic.html.
On retrouve les mêmes soucis sur les machines d'autres constructeurs.
[9] http://www.wijvertrouwenstemcomputersniet.nl/images/9/91/Es3b-en.pdf
[10] « ES&S Programming Is Unverifiable »
[11] « La transparence des élections françaises se décide-t-elle au Nebraska ? » : le Ministère de l'Intérieur français refuse de fournir un accès aux rapports concernant les ordinateurs de vote agréés en prétextant le secret industriel, suite à la décision du siège d'ES&S situé dans le Nebraska, décision confirmée par la Commission d'Accès aux Documents Administratifs (CADA) qui le 26 janvier 2006 à refuser tout communication au motif que cela violerait le « secret industriel et commercial » et « pourrait compromettre le bon déroulement des élections ».
[12] Belgique : le vote électronique trois plus cher
[13] « Software Review and Security Analysis of the ES&S iVotronic 8.0.1.2 Voting Machine Firmware »
« We found many instances of [exploitable buffer overflow bugs].
Misplaced trust in the election definition file can be found throughout
the iVotronic software. We found a number of buffer overruns of this
type. The software also contains array out-of-bounds errors, integer
overflow vulnerabilities, and other security holes. [page 57] »
[14] « Expert Report in Conroy v. Dennis »
[15] « Security and Reliability of Webb County's ES&S Voting System and the March '06 Primary Election »
[16] « U.S. Bars Lab From Testing Electronic Voting »
[18] Blog du député UMP Richard Cazenave « Vote électronique : une fausse bonne idée. »
[19] « Les risques, identifiés par les associations et les bilans mitigés d'expérimentations à l'étranger, appellent à la prudence » (Philippe Laurent, président de la commission des finances de l'AMF (Association des Maires de France), maire de Sceaux (UDF))
[20] Moratoire PCF sur le déploiement et l'utilisation des machines à voter en France
[21] Pétition Cap21 contre le vote électronique à Voiron
[22] Motion des Alternatifs français « Moratoire au déploiement des machines à voter et interdiction d'utiliser celles qui ont déjà été acquises »
[23] Motion des Verts « Ordinateurs de vote en France : moratoire pour un débat public, un recomptage possible et l'accès ouvert au code »
[24] « Schwartzenberg (PRG) demande un moratoire sur les machines à voter »
[25] Pétition pour le maintien du vote papier Ordinateurs-de-vote.org
[26] Article New York Times du 1er février 2007 « Florida Moves to End Touch-Screen Voting »
[27] Article Wikipedia Vote électronique
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